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Les bonnes mains

Deux mocassins au design suranné m’ouvrent la porte. Les glands ne s’agitent même plus tellement le cuir a été porté et reporté.

- Oui ?

- Je… vous apporte… les deux chaises », je réponds en haletant, une chaise sur chaque épaule et Hector sur le dos.

La blouse en épais coton bleu marine bien repassée se décale sur le côté pour me laisser passer et je m’affaisse comme une mule surchargée.

- Ah oui, oui… Vous voyez, je connais bien ce modèle. Ce sont des petites caqueteuses. Très sympa… Très sympa… »

Des petites lunettes rondes examinent les deux chaises toutes dégarnies que je viens de déposer. Derrière les verres, un regard concentré et un œil « qui-dit-merde-à-l’-autre », comme l’aurait décrit avec finesse ma grand-mère maternelle.

- Quand j’étais apprenti, je parle de cela, il y a plus de trente ans, j’en ai beaucoup fait des caqueteuses… Au moins une centaine… J’ai beaucoup de tendresse pour ces petites chaises-là. », reprend le tapissier en retournant l’une d’elles.

Il vérifie la stabilité de l’assemblage, puis pose une main rassurante sur le bois, comme pour s’excuser de le malmener. Mon dentiste n’a pas cette délicatesse. Je jette un coup d’œil autour de moi pendant que le tapissier continue son diagnostic. La boutique regorge de lourdes étoffes qui tombent avec précision, de meubles en bois travaillé avec amour, d’embrases luxueuses retenant tendrement des rideaux rougissants, de fauteuils enveloppés de velours parfaitement tendu.

- Dites-donc, c’est vous qui les avez dégarnies, non ?

- Heu… (Je n’ai qu’à dire que je les ai achetées telles quelles sur une brocante ?)

- Pas la peine de nier, je le vois bien : il reste pleins de semences et même quelques clous. (La précision n’est pas mon fort, certes…) Oh lala quel travail ! Vous m’avez pas fait un cadeau, là… (Oooh n’exagérons pas non plus !) C’est bien pour ça que c’est un métier d’être tapissier.

- Ah oui, c’est sûr, c’est un savoir-faire ! », j’abonde dans son sens par peur qu’il refuse les chaises. Hors de question de les ramener chez moi ! La mule, ça va une fois !

- Bon, j’ai tellement d’affection pour ces petites-là que je vous les prends, allez, suivez-moi.

Et nous descendons à son bureau. Il ouvre une belle armoire avec des dossiers rangés par ordre alphabétique. Pas une feuille ne dépasse, évidemment.

- Moi, j’aime quand tout est bien organisé.

- Ah oui ? », je réponds avec courtoisie. Hector commence à grogner dans mon dos.

- Tenez, je vais vous montrer. Alors, catalogue 1972… Là, regardez !

- … Des caqueteuses ! », je m’exclame en affectant la surprise.

- Et oui ! C’est moi qui les ai faites !

- Elles sont magnifiques ! », Hector me met un coup de tête. Du haut de ses neuf mois, il n’est pas dupe. Pourtant ce métier, cette exigence, cette passion m’émerveillent, je suis sincère… (Et je le serai encore plus quand j’aurai mon chèque entre les mains, sûre de m’en être débarrassée, des caqueteuses. Depuis un an, elles trônent dans mon salon, dépouillées, desséchées… Et puis, je suis contente, elles se sentiront aimées ici.)

- La précision… », il regarde une dernière fois le catalogue avant de le ranger soigneusement. « Sans précision, on n’est rien.

- Surtout dans votre métier », j’ajoute pour nuancer le propos sans désavouer.

- Pas seulement. Dans la vie entière. (Je ne dirai rien tant que la vente n’est pas finalisée, je ne dirai rien…)

Il ouvre la porte de son atelier. Il y règne une délicieuse ambiance où le temps sent le bois poli.

- 300 ressorts. Différentes hauteurs, différentes dimensions. », il montre du doigt les lieux de rangement correspondants. « Ici les outils : les ramponneaux bien sûr, les petits pieds de biche, bon, tout ce qu’il faut quoi. Et là les toiles.

Le tapissier promène amoureusement sa main le long d’une sangle rugueuse, qui semble s’assouplir à son passage. Hector pousse un premier cri. Je ne vais pas pouvoir le tenir encore longtemps. Vite, le chèque…

- Je pense qu’on va devoir y aller, ou il risque de faire fuir vos clients ! », je déclare en riant. Regard circulaire. Il n’y a pas de client. J’aurais pu choisir un autre argument…

- Vous avez raison. Terminons-en… (Ouf….)

Et puis, il me raccompagne à la porte. Ca y est, Hector a commencé à pleurer. Il est temps d’y aller.

- Il a quel âge ? Deux ans ? Deux ans et demi ?

- 9 mois ! », je réponds, choquée au plus profond de mes entrailles.

La précision dépend de qui précise…

 

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